CORRESPONDANCE (1989)

 

 

   Les extraits de lettres ci-dessous proviennent d'une correspondance entre l'un d'entre nous et un ami de longue date. L'intérêt général des thèmes soulevés nous a conduit à cette reproduction, avec l'accord des deux protagonistes.

 

   Lettre de J. à Hème (29/06/89)

   "...Le sentiment dans la réflexion politique ne reflète qu'un conditionnement idéologique et masque la réalité le plus souvent. Le "Tiers-mondisme" que tu connais bien (un bateau pour le Viêt-nam, maoïsme, etc...), l'antiracisme unidirectionnel (blanc contre noir) en sont des exemples entre autres. La vision idéologique Tiers-mondiste permet la circulation de mensonges énormes, elle fait accepter les contrevérités les plus flagrantes comme "allant de soi", comme faisant partie de l'humanisme bien pensant de gauche qu'il disconvient même de discuter sous peine de passer dans le camp de l'infamie. Pour ceux qui veulent savoir, le racisme inter-noir est, par exemple, une réalité tellement évidente en Afrique que cela démontre bien l'incroyable aveuglement que permet le conditionnement médiatique et le "consensus" de gauche. Je constate par exemple un détournement émotionnel, humainement monstrueux, contre la seule Afrique du Sud.

   C'est pourquoi quand je lis "Interrogations pour la Communauté humaine" j'ai maintenant l'impression (désagréable) de retrouver un canard gauchiste-Tiers-mondiste bon teint des années 60-70, avec l'apologie de l'irrationalisme, du "retour à la terre" (des ancêtres) et de la spiritualité. C'est Fournier (Hara-Kiri, puis Charlie Hebdo). Tu sais que je ne pouvais pas gober ce mec, passé de l'Ultra-droite (royaliste) à l' Écologisme" sentimental et "rétrograde". Ce type d'écologisme est pour moi une impasse. Parce que la situation actuelle, liée au développement techno (situation pas excellente mais n'exagérons rien) ne pourra s'améliorer dans le sens que nous souhaitons tous (vers plus d'humanité, de conscience, de bonheur) que par une technologie plus poussée, améliorée (humanisée)...

 

Lettre de Heme à J. (1/7/89)

   .. Plusieurs choses dans ta lettre m'ont gênées. Pas d'abord sur ce qui peut être une divergence de fond -sur laquelle je ne viendrai que dans une deuxième partie- mais sur l'impression que tes jugements découlent plus d'une impression subjective que d'une lecture vraie d'Interrogations. C'est donc par cela que je commencerai.

   Comment peux-tu évoquer à propos d'Interrogations un canard gauchiste-Tiers-mondiste alors que l'anti-nationalisme (ou plus exactement l' a-nationalisme qui comprend le rejet de toute forme de nationalisme, y compris l'inter-nationalisme, le tiers-mondisme,...) est un des fils conducteurs qui s'exprime sous une forme ou une autre dans toutes nos publications. Cet a-nationalisme me semble même être beaucoup plus profond que l'anti-nationalisme post-soixante-huitard. Il s'appuie sur un rejet sans failles de tout ce qui peut se nommer Etat, nation, patrie,... et non sur des pétitions de principe du style "les prolétaires n'ont pas de patrie",... ou autres slogans creux. J'ajouterais que contrairement à l'ultra-gauche que nous avons bien connu toi et moi -avec sa fascination du prolétariat, du développement capitaliste- Interrogations n'a jamais fait et ne fera jamais l'apologie de quoi que ce soit.

   Nous ne faisons pas l'apologie de l'irrationalisme, ni d'un rationalisme qui n'est finalement qu'un mot auquel différentes idéologies ont donné des contenus différents. N'oublions pas au passage que le thème du rationalisme est un de ceux sur lesquels s'est appuyé la domination capitaliste et sert d'idéologie officielle à différentes sectes maçonniques...

   Nous ne faisons pas l'apologie du "retour à la terre" (des ancêtres)... qui pour la plupart d'entre nous ne correspond d'ailleurs à rien. Nous pouvons par contre comprendre que des êtres se sentent une attache avec un coin de terroir avec lequel ils ont un rapport privilégié, dont ils ont une connaissance réelle,... en tout cas plus facilement que quelqu'un qui s'attacherait au mur d'une usine, d'un Institut ou pourquoi pas d'une prison. Par ailleurs, sans avoir moi-même un goût marqué pour le dit retour à la terre, au nom de quoi irais-je faire la critique d'un tel choix? De l'épanouissement de la personne humaine dans l'entassement urbain, de la consommation d'aliments frelatés, de la course maladive à la possession de marchandises,...!

   Nous ne faisons pas plus l'apologie de la spiritualité. Les rédacteurs d'Interrogations sont d'ailleurs tous athées, non déistes... Il n'y a parmi nous ni chrétien, ni juif, ni musulman,... ni agnostique. Nous ne sommes pas pour autant des matérialistes vulgaires et nous ne pensons pas que les gens (dont nous) sont simplement mus par la faim, le besoin de posséder,... Ils le sont tout autant par leurs désirs, leur affectivité, leur manière de ressentir ce qui les entoure (on peut nommer ça dans le langage actuel spiritualité... même si le mot n'est pas idéal vu sa coloration religieuse).

   Je ne te critique pas d'avoir exprimé ce que tu ressentais, bien au contraire. Les non-dit sont pires que tout. Mais en te lisant j'ai eu l'impression soit que ce que nous écrivons était totalement incompréhensible, soit que ce que nous disons fait trop peur, s'attaque à trop de dogmes généralement admis (comme la religion du progrès) et conduit (inconsciemment) à de fausses interprétations plus faciles à critiquer. Face à notre refus de remplacer la religiosité déiste par d'autres religiosités plus modernes - n'y a t il pas un réflexe de sauvegarder ce qui dans ces dernières permet de s'aménager sa petite place dans ce monde ?...

 

   "De quoi les gens ont-ils peur ? De l'inconnu ? Ou au contraire du trop connu ? De l'infinité des possibles ou de l'immensité de leur misère ? La deuxième hypothèse me semble plus sérieuse. On n'a pas peur de l'inconnu. On ne craint pas en fait ce qui pourrait arriver si la révolution éclatait, parce qu'on en sait foutre rien. On a peur simplement de lutter contre soi, contre la complicité qui nous lie au système, c'est-à-dire à notre routine, à nos créations, à nos attachements..."

(Le piétinement de l'histoire ou les mystères de l'aliénation, brochure)

   "Connais-toi toi-même et connais tes ennemis, disaient les philosophes chinois. Le pire qui puisse nous arriver, à nous comme à tous ceux que nous n'avons pas eu l'occasion de rencontrer et qui veulent également se battre contre ce monde, c'est de s'en tenir à une critique superficielle des conditions historiques actuelles, critique dans les limites du droit et de la politique, de la démocratie moderne en général, et de s'en tenir aux résultats, théoriques et pratiques, acquis dans le passé."

(De l'esprit de révolte et de servitude volontaire des prolétaires contemporains, même brochure)

 

   Ces citations font en quelque sorte la liaison avec ce qui suit. Je reprends ta lettre dans sa totalité. Ta référence au "sentimentalisme" (avec guillemets) et au "sentiment" (avec ou sans guillemets) ne me paraît pas claire. Le refus de ce monde est-il fondé sur le fait qu'il fonctionne mal, de façon peu efficace? Pour ma part, je suis plutôt quotidiennement effrayé par son efficacité. Ne trouve-t-il pas plutôt sa source dans le fait qu'il nous empêche de vivre et qu'il réprime en particulier nos sentiments (et pas de vagues sentiments en général). Le fait que le système soit capable à la fois de perturber les sentiments, puis d'endiguer cette perturbation pour se renforcer ne contredit pas cette constatation. Il ne fait qu'exprimer la force d'une société capable à la fois de provoquer des déséquilibres, des conflits et de se nourrir de ceux-ci.

   Est-il d'ailleurs réflexion plus idéologique que celle qui se voudrait détachée de tout vécu, donc de tout sentiment personnel. Cette froide résolution est celle de tous les cocus du système, refusant l'indispensable remise en cause découlant de toute expérience nouvelle pour reproduire perpétuellement les mêmes schémas,... Cela peut se nommer militantisme, servitude acceptée au nom des positions à défendre coûte que coûte, démission/attentisme justifiés par la pseudo-certitude d'avoir raison quoi qui se passe,...

   ...Ta vision de la technologie me paraît à la fois incomplète et reposant sur une idée fausse: à savoir que cette technologie ne serait que l'ensemble des techniques utilisées par les humains pour réaliser ce que bon leur semble.

...Les humains ont toujours utilisé des techniques, des procédés dans de multiples actions de leur vie, comme d'autres animaux mais de façon significativement plus sophistiquée. Ces techniques ne sont d'ailleurs qu'une part nullement privilégiée de leur vécu, parmi d'autres comme leurs relations à autrui et à la nature, la connaissance intuitive de leur corps, l'éveil progressif de leurs sentiments et sensations,...

   La technologie est tout autre chose. Elle est l'émergence des techniques et de leur théorisation comme sphère autonome. Cette émergence signifie d'une part que l'homme n'a plus vraiment le choix de ses moyens. Il doit adhérer à la religion technologique du moment, sous peine d'être catalogué comme passéiste, plus du tout dans le coup et en tout cas pas du tout performant ! Il est à la limite rejeté par ses contemporains s'il ne partage pas leurs obsessions. Plus, il doit si possible façonner son esprit et son corps à l'image de cette technologie. Peu importe que ses sens s'atrophient, s'il est le possesseur de la dernière prothèse/gadget mise sur le marché. Je dois te dire que lorsque je croise ces troupeaux de zombies écouteurs sur les oreilles, le regard vide à force de fixer les écrans (de télévision ou d'ordinateur), j'ai conscience de me trouver face à des êtres (peut-on encore parler d'humains ?) qui me sont étrangers.

   Il en est de la technologie comme de tout conditionnement. Elle est -dans sa globalité- adéquate au monde qu'elle sert. Inutile de se lamenter sur ses accidents de parcours et les bavures qui balisent son développement. Il n'y a ni accident ni bavure. Tout ou presque est minutieusement calculé par des multiples experts/parasites grassement payés pour ça. Tous les développements à venir de la technologie ne pourront produire que plus de zombies, plus de déprimés et de dingues, plus d'ulcères et de maladies cardio-vasculaires, des villes à la botte de la marchandise mais vidées de leurs habitants, un tiers-monde refoulé vers un abrutissement croissant ou un anéantissement accéléré.

   Il doit être clair que pour moi la situation ne pourra s'améliorer dans aucun sens. Une telle "amélioration" ne peut être que poudre aux yeux pour curé, politicien ou chanteur contestataire. Il ne peut au contraire s'agir que d'abandonner ce qui fonde ce monde, non seulement depuis l'immonde 1789, mais au moins depuis la soumission de cette partie de la planète au système Gréco-romain, à la Renaissance,... Non pas pour reconstituer les antiques communautés barbares mais trouver (parfois retrouver) les fins et les moyens qui correspondent ) à nos aspirations.

   Je  ne connais pas d'univers plus rationalistes que ceux d'Hitler ou de Lénine. Tous deux ont su dégager, dans leur cadre national, les solutions pour ainsi dire scientifiques correspondant à des situations bloquées (du point de vue capitaliste bien sûr) alors que la bourgeoisie traditionnelle se révélait impuissante. Qui a su réaliser le passage à un capitalisme moderne dans l'Europe des années 30-40, le mystique Hitler ou les libres penseurs radicaux-socialistes français ? Qui a su organiser la gestion rationnelle des êtres humains, constituer des camps de concentration qui ont par la suite été un modèle d'organisation pour tout l'occident, sans sentimentalité abusive... sinon Hitler et le national-socialisme (le terme lui-même est d'une modernité époustouflante). Qui a su imposer les principes de l'organisation scientifique du travail dans un pays agraire dans des conditions défavorables, sinon Lénine et les bolcheviks. Tout adorateur des Lumières devrait accrocher les portraits de ces grands hommes au dessus de son four micro-ondes.

   Pour finir là-dessus, il n'existe pour moi aucun pensée scientifique, pas plus que de charité chrétienne, de contraintes économiques,... Je ne dis pas qu'il n'existe pas différents modes d'analyse, de réflexion, de spéculation,... faisant appel dans des proportions diverses à l'objectivité et à la subjectivité des individus. Ni même que tous se valent. Mais aucun d'eux ne peut s'amalgamer à une pratique comme la "science" qui -comme d'autres- a un contenu social et réducteur. Ou alors il faudrait supposer que 99,9 % de ceux qui sont censés incarner cette pensée scientifique sont des malhonnêtes (ils le sont souvent!) ou des déviants, unis par un prêt-à-penser au rabais. Et si cette pensée existe vraiment, alors elle a ses théologiens, ses hérétiques qu'on ne brûle pas mais qu'on démolit à plaisir (cf. Benveniste), ses rites et ses interdits (on pourrait p. ex. analyser cette "pensée" au travers du phénomène SIDA). Il faut m'excuser, mais je ne suis pas non plus de cette religion-là !

   En conclusion, moi et d'autres effectuons (et dans une certaine mesure vivons) la critique de la civilisation qui nous est imposée. Nous attendons impatiemment que d'autres, qui en ont une connaissance effective, s'attaquent à la critique des autres civilisations, sans exclusives. Mais nous ne nous attardons pas trop à ceux pour qui la critique n'est qu'un créneau, l'occasion de quelques besognes livresques. Il peut arriver qu'un J.F. Revel... ou un J.M. Le Pen (!) balancent quelques bonnes grosses vérités sur des aspects de ce monde. Ceci ne rehausse pourtant pas notre intérêt pour une ancienne groupie du Manifeste Radical de Servan-Schreiber ou un ex-baroudeur galonné. Je ne suis pas ennemi des livres et il m'arrive d'y apprécier telle réflexion ou telle information. Mais j'y vois aussi des limites. C'est qu'ils ont généralement été produits par des gens qui n'ont pas honte d'entrer dans un bureau de vote, qui sont prêts à accepter des responsabilités politiques (ou parfois syndicales) ou un sous-sous-poste de conseiller d'Etat... et pourquoi pas à parader en uniforme (kaki ou vert). Des gens qui finalement ne peuvent m'apporter grand-chose tant ils sont de ce monde...

 

   Lettre de J. à Hème (19/7/89)

...la pensée scientifique est le fruit d'un type de société, d'une organisation économique. Vous avez très bien vu que refuser l'un c'est refuser l'autre et inversement. C'est donc un choix de base.

   De toute façon, ce choix n'est original ni d'un côté ni de l'autre. Le refus du système dans sa globalité, même s'il suppose nombre de contradictions internes (d'autant plus facilement surmontées que la conviction est grande) est le choix de nombreux groupes religieux et sectes "radicales" (au sens américain du terme !).

Ceci dit ma réflexion est loin d'être terminée et je lis toujours avec intérêt Interrogations. C'est une source d'infos extrêmement précieuse (exemple "le cuir" dans le N° d'avril) et une vision extrêmement intéressante (notamment "antisémitisme et pogrome de Beyrouth", par exemple). Merci de continuer à me l'envoyer ! J'adhère à de nombreux points et notamment à la critique de certains aspects du système. Mais quel intérêt de souligner les points communs multiples? L'intérêt est justement de mettre en relief les divergences. Par exemple l'amalgame du tract du 10/6/89: la répression du mouvement des étudiants chinois et celui des français en 1968 ne pouvait pas être identique et ces événements prouvent à l'évidence les différences entre les deux aspects du système capitaliste: le démocratique et le totalitaire. A la limite on vous entend presque dire : vive le capitalisme totalitaire car il exprime, lui, la véritable nature du capitalisme : la bête immonde. Lui, au moins, n'est pas "déguisé". C'est de l'idéologie pure, déconnectée de la réalité pratique et humainement vécue des deux systèmes. On n'est pas moins aliéné dans une usine française que dans une usine chinoise, mais les conditions d'existence ne sont pas tout à fait les mêmes !

   Quant à savoir si le système libéral est auto-transformable ou non, je n'en sais rien. Il faudrait réfléchir sur la question. A ma connaissance le capitalisme sauvage n'a pas encore recyclé les cadavres humains et

transformé les morgues en usines d'aliment pour chiens, malgré tout le profit de cette opération. Il y a donc de l'espoir. Comme vous le remarquez le système repose sur les individus. Peut-être que son évolution dépendra du niveau de conscience des individus. En cherchant bien on trouverait, dans certains cas, des indices d'une telle évolution (en Suisse, la réglementation de la chasse en Allemagne etc...). En fait je n'en sais rien, il faut réfléchir sur cet aspect.

   Je livre quelques réflexions que m'a inspiré notre correspondance...

   ...Attention aux totalitarismes

   ...intellectuels, mais je ne vois pas de hiatus entre l'aspect intellectuel et matériel. Pour moi, le totalitarisme intellectuel, c'est avant tout la manifestation du degré de persuasion et de conviction. C'est la Foi, qui est ma bête immonde à moi !

   Attention à l'idéologie

   Rejeter la pensée scientifique et la science c'est se placer soi-même dans la masse hétéroclite des idéologies. A mon avis, toutes les idéologies se valent, car elles ont toutes raison (vu de l'intérieur et pour elle-même) - le nazisme, comme le christianisme, comme le marxisme, comme le stalinisme. Quelque soit leur coloration elles sont responsables d'autant d'holocauste et de massacre les unes que les autres.

   Ne pas confondre l'idéologie et manifestations rationnelles de l'idéologie

   Tu cites le nazisme, tu aurais pu citer le christianisme. La gestion du clergé est tout à fait rationnelle, son organisation aussi. Toute idéologie a des aspects rationnels, même dans son discours (cf. la théologie). Ca n'empêche pas toutes les idéologies d'être fondées à la base sur des postulats indémontrables. Pour le christianisme comme le nazisme; pour l'un il faut adhérer aux mystères de la religion, à la nature divine du Christ par exemple, pour l'autre au credo de l'arianisme. Au départ il faut la foi. Les idéologies s'opposent et se combattent (cf. guerres de religion) mais procèdent toute  de la même "alogique" de base où au départ il faut y croire, il faut une adhésion irraisonnée. La seule démarche qui exclut tout a priori est la démarche scientifique. Mais cela n'empêche pas d'utiliser cette démarche à son boulot tout en allant à la messe où en prêchant une idéologie quelconque (*). L'idéal à mon avis serait d'utiliser cette démarche dans l'analyse de la société et du système.

   L'ennui c'est que cette démarche est le produit d'un type de société dit capitaliste. Il est apparemment logique de les rejeter ensemble... ou de les accepter. J'en suis là de mes réflexions... Mais je n'ai aucun envie de troquer l'aventure de la connaissance scientifique contre une idéologie, quelle qu'elle soit.

 

   Circonstance aggravante, pour moi, le capitalisme est plus acceptable dans sa version "démocratique" que dans sa version étatique, même si ce sont deux aspects d'un même système économique. On préfère souvent les paradoxes scintillants aux bêtes faits d'observations. Nier le fait qu'on est mieux en démocratie qu'en capitalisme d'état, c'est faire bon marché des milliers de réfugiés qui fuient le Viêt-nam et l'Europe de l'Est. La condamnation (sans appel) des démocraties (avec ou sans guillemets) a des relents d'aspiration, consciente ou non, au totalitarisme...

(*) on peut dire que pratiquement toutes les idéologies l'ont accepté et plus ou moins intégré dans leur système... excepté certains écologistes ou religieux.

 

Lettre de Hème à J. (25/07/89)

   Ta lettre du 19/7 me paraît plus convaincante que la précédente, non pas en ce que je serais en accord avec son contenu, mais en ce que tu pars de ce que tu penses toi... et non d'une interprétation de ce que pensent les autres. Je réponds sur quelques points.

1- Je ne pense pas que le refus du système dans sa globalité (y compris avec toutes les contradictions imaginables... ou non) soit le choix de nombreux groupes religieux; ou alors il ne s'agit ni du même refus ni de la même globalité. Ce que nous refusons au fond c'est la médiation, que l'on peut appeler aussi bien messianisme, recherche d'un sujet historique. La folie qui s'est généralisée dans l'espèce humaine au cours de ces derniers siècles fait que face à leurs désirs, leurs aspirations (à condition d'en avoir, bien-sûr), les hommes recherchent à priori une "solution" non à partir d'eux-mêmes et des liens qu'ils pourraient établir avec les autres, mais de quelque chose qui est extérieur à ce qu'ils vivent directement, d'abstractions... A un niveau religieux, ceci prend la forme de l'au-delà, à un niveau scientiste la même représentation peut se nommer progrès; du point de vue de la "politique révolutionnaire" (sic) ceci se concrétise dans la recherche d'un "sujet" susceptible d'incarner la révolution, puis de la réaliser... y compris contre son gré. Peu importe le justificatif. L'important est de ne pas s'impliquer personnellement, sinon en serviteur ou porte-parole de "la cause"... que ce soit celle de Dieu, de la Science, du Prolétariat révolutionnaire, et j'en passe !

   2- Sur Chine/France, démocratie/totalitarisme,...

   Entre 68 en France et 89 en Chine, il y a 21 ans et pas mal de kilomètres. Ceci dit, je répète ce qui était dit dans le tract : aucun Etat occidental ne supporterait ce qu'a supporté l'Etat chinois, aucun ne reculerait devant une répression de même envergure s'il le jugeait nécessaire. J'ajouterais - bien que n'ayant que des présomptions - que l'Etat chinois n'a pu réprimer comme il l'a fait qu'avec le feu vert des Etats occidentaux, et même que la répression était (officiellement ou tacitement ?) une condition pour que les occidentaux continuent leur soutien et leur collaboration économique. Que la répression ait été maladroite dans ses formes, c'est une évidence. Mais d'une part il faut compter avec une certaine tradition asiatique peu délicate dans ce domaine, d'autre part il faut voir que la Chine est totalement sous-développée - en hommes et moyens - dans le domaine de la répression si on la compare à un pays comme la France. Ceci explique l'utilisation de moyens qui peuvent paraître quelque peu XIX° siècle.

   Généralement, j'évite d'utiliser le terme totalitaire, qui ne définit pas grand chose... mais est plutôt une phraséologie politicardo/ journalistique servant à masquer la poutre de son oeil derrière la paille (parfois toute une botte !) de l’œil du voisin. Ou bien ce terme n'est qu'un synonyme de despotisme, régime militaro/policier... et dans ce cas son utilisation n'est qu'idéologique. Ou bien il définit une forme particulière du capitalisme, où sa domination est la plus achevée, englobe dans un ensemble les choses et les êtres. Une affiche de mai 68 disait quelque chose comme "Chassez le flic de votre tête". Je définirais peut-être le totalitarisme (si je tenais à utiliser ce terme) comme un état où les gens ont le flic, l'horloge, le travail,...dans leur tête. En d'autres termes, je pense que les seuls Etats s'approchant aujourd'hui du totalitarisme sont les Etats occidentaux. Les Etats "dits socialistes" ne sont engagés que dans une tentative difficile pour y accéder. En ce sens, Gorbatchev apparaît typiquement comme l'agent du totalitarisme en Russie.

   Ceci implique aussi pour moi que les théoriciens d'après 1917 se sont complètement trompés dans l'analyse qu'ils faisaient de la Russie, une sorte d'image de "l'avenir barbare" que connaîtrait l'Europe en l'absence révolution. Depuis, on a pu constater que le mouvement du capitalisme (ce que certains ont nommé le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital) était bien mené par les Etats les plus développés d'Occident (USA, Allemagne,...) et qu'aucune tendance d'une 'involution" vers un modèle Oriental n'apparaissait. De même, il ne s'incarnait pas du tout dans une couche de bureaucrates lourdauds à la Russe, ni dans une bourgeoisie ancestrale, mais dans des managers, des banquiers hyper-performants,...

   3- Pour revenir à la soi-disant Science, je pense qu'il y a eu un glissement entre ce que j'ai écrit dans ma lettre et ta réponse. Je n'ai jamais opposé l'activité des scientifiques - sur un plan professionnel - aux idéologies qu'ils pouvaient avoir par ailleurs, à leur vie privée (souvent d'ailleurs lamentable ou plus exactement inexistante). Je ne constate pas une telle séparation.

   Il suffit d'avoir passablement traîné dans le milieu scientifique pour savoir que le travail accompli (car n'oublions pas que c'est un travail !) par cette profession consiste surtout à pisser de la copie et à ne pas faire de vagues. Je reviens sur l'affaire Benveniste, car elle me paraît caractériser tout un milieu. Ce qui lui est reproché, ce n'est pas tellement ses résultats, c'est qu'ils remettent en cause des dogmes sur lesquels repose l'église scientifique (relation simple dose/réponse ; possibilité d'un traitement mathématique de phénomènes biologiques complexes, reproductibilité des résultats en tous temps et en tous lieux). Chacun sait que ces dogmes reposent sur du sable et qu'ils ne tiennent debout que par l'accumulation de (petits?) trucages et d'omissions diverses. Mais les ayatollahs de la Science veillent et il faut châtier l'infidèle. Après l'avoir accusé de trucage (= faux miracles ), l'Eglise-INSERM va jusqu'au bout de l'Inquisition: on lui demande de renier ses travaux (avouer son pacte avec le diable homéopathe) sous peine d'excommunication !

   Et qu'on ne vienne pas me dire que ceci est un cas isolé. Il est l'enfant naturel de l'idéologie-Science, de son totalitarisme pour reprendre tes termes.

   Je ne condamne pas la tentative humaine de mieux se comprendre et de mieux connaître ce qui l'entoure. Mais s'il fallait croire que ceci est l'activité des scientifiques, la plupart des laboratoires seraient fermés depuis longtemps ! Je suis intéressé à savoir que la terre n'est pas plate... mais je ne connais pas la terre pour autant. Nous sommes capables de découper les molécules en morceaux de plus en plus petits, mais nous ne sommes pas pour autant capables de saisir le phénomène vie. Nous n'en serons sans doute jamais capables... et je ne m'en plains pas...

... Un dernier mot. Je crains que tu retombes dans le vieux piège du "si tu es contre une idéologie, c'est que tu es pour l'idéologie inverse". Ses formes politiques sont connues : gauche/droite, fascisme/anti-fascisme, colonialisme/tiers-mondisme,... Mais il peut prendre tout autant les formes Science/Mysticisme, Progrès/sclérose, rationalisme/ irrationalisme... ou plus journalistiquement totalitarisme/démocratie, Est/Ouest,... C'est oublier un peu vite que la critique de fond d'une idéologie contient (même si ce n'est pas formalisé) la critique de ses reflets. Ainsi, le vain espoir dans la SCIENCE (avec un grand S) peut se critiquer du même point de vue que l'espoir mystique...